hommage à alain platel

Hommage
par Hildegard De Vuyst - le 4 novembre 2022

L’inclusion imprégnait déjà l'œuvre d'Alain Platel avant même de devenir le maître-mot du monde des arts. Elle était diverse avant que la diversité ne fasse son chemin. Elle était queer avant que l'on parle de non-binaire. Et elle a toujours placé radicalement la décolonisation dans un contexte de collaboration et d'échange fondé sur l'égalité.

L’artiste qu’il est a toujours revendiqué un espace libre pour les arts, une liberté qui sans être nécessairement absolue, reste toujours à saisir et à acquérir, constamment et autrement. Suscitant l’attrait du grand public, son œuvre ne manque pourtant pas de bousculer et d’interroger. Plus encore : si l’on regarde dans le passé, on remarque que beaucoup de choses ne seraient plus possibles aujourd'hui. La question est donc de savoir si cela en dit autant sur lui. Peut-être cela en dit-il plus sur nous et notre époque ?

"Bonjour Madame"
de 1993 présentait un duo de danseurs fumeurs. Des nuages de fumée enveloppaient toute la production, y compris Platel, photos à l’appui. Aujourd'hui, si l’on veut fumer sur scène, un avertissement doit être donné à chaque représentation, et même dans ce cas, rien ne garantit d’emmener le public avec vous. Sa grande admiration pour Frie Leysen tenait surtout à la volonté de cette créatrice de s’affranchir. Jusqu'à la fin, on l’a vue cigarette à la main dans les cafés, les restaurants, les théâtres, défiant les éventuelles interdictions de fumer.

Dans "La Tristeza Complice", Koen Augustijnen déguisé en femme jouait de manière déconcertante un travesti, personnage merveilleux incarné par un homme cisgenre, mot encore mystérieux à l'époque. C'était en 1995. Aujourd'hui, l’œuvre serait considérée comme une appropriation de la culture trans par des personnes non trans.

Avant que "Gardenia" - œuvre née de la collaboration avec Frank Van Laecke et Steven Prengels sur, par et avec des personnes transgenres et travesties vieillissantes - ne puisse partir pour Londres, il convenait de remplir un questionnaire assez complet. En 2021, afin de parer à toute attaque éventuelle de militants transgenres, le théâtre adopte la ligne suivante : « Nous sommes beaucoup plus clairs en termes de messages sur le contenu des productions en avertissant au préalable quels thèmes pourraient surgir. On s'attend désormais à ce que les lieux de spectacle au Royaume-Uni fassent de même... Par exemple, nous ajouterions le cas échéant un avertissement sur la discrimination trans. »
Une mise en garde donc contre la discrimination à l'égard des personnes transgenres dans un spectacle mettant en scène des pionniers trans qui, à travers des blagues de mauvais goût, ne manquent pourtant pas d’autodérision. En témoigne celle-ci : « comment mettre quatre hommes gays sur une chaise ? En la retournant… »

Dans "Iets op Bach" en 1998, le personnage de Sam Louwyck, affublé d’un pansement oculaire et de lunettes médicales, jette un œil sous la jupe d'une adolescente. Laura Neyskens, qui a interprété une de ces adolescentes, nous rapporte une merveilleuse anecdote à ce sujet. Laura ignorait qu'il regardait sous sa jupe avant d’avoir vu la représentation - la loi sur le travail des enfants obligeant à prévoir une alternance. Elle interroge alors sa mère : « Regarde maman, qu'est-il en train de faire ? » Qui lui répond : « Il a fait la même chose avec toi ». Elle ne s’était rendu compte de rien, car dans cette scène, elle était dos au public et participait à la chorégraphie des mains que Larbi Cherkaoui avait réalisée.
À ce moment-là, Louwyck a attrapé une chaise et s'est assis derrière elle, incliné vers le public, avec une sucette dans la bouche. L'image de l'agresseur d'enfants. Après Dutroux et les nombreux autres scandales de maltraitance, ces images douloureuses devaient s’effacer. Alain Platel a dû faire front.
En France, le président d'une association de protection de l'enfance dépose plainte après avoir assisté à la représentation. Les questions fusent. Les enfants ont-ils déjà vu des danseurs nus se promener dans les vestiaires ? Avaient-ils des chambres séparées ? Finalement, aucune suite ne fut donnée. En France, les enfants doivent être examinés personnellement par un médecin avant d'être autorisés à monter sur scène. La protection s'est transformée en une camisole de force réglementaire qui rend de facto impossible le travail intergénérationnel.

En 2003, "Wolf" présentait une scène de drapeau, associant bannière, hymne et clichés nationaux, pour remettre en question l'idée de l'État-nation. Les chiens de "Wolf" avaient l’habitude de faire leurs besoins sur les costumes. Les réactions ont parfois considéré cette scène comme un combat d'arrière-garde ; le nationalisme dénoncé ne serait plus d'actualité. Aujourd'hui, avec des concepts tels que le Musée flamand de la culture et de l'histoire ou le Canon flamand, nous sommes à nouveau pris dans l'étau de la politique qui tient tant à instrumentaliser la culture et à contrôler l'art à des fins politiques.

Dans ce contexte un drapeau ressemblant à un drapeau israélien a été brûlé, à côté d’un drapeau américain - image récurrente passée en boucle sur les écrans télé après l’invasion américaine en Iraq. Le spectacle a été créé à la Ruhrtriennale sous la direction de Gerard Mortier, fervent défenseur de la liberté artistique.Il ne pensait peut-être pas que c'était la scène la plus subtile, mais il aurait préféré mourir plutôt que de la censurer. D'Avignon, l’autre grand nom des arts, Bernard Faivre d'Arcier soulignait toutefois que cette scène pourrait donner du grain à moudre à l'antisémitisme ambiant en France et nuire ainsi au festival. Dès lors, le drapeau israélien a été remplacé par un drapeau blanc. Mais le mal était fait, le génie sorti de la bouteille : à Gand, Alain Platel, en raison de menaces, a bénéficié d’une surveillance policière supplémentaire.

Dans "Nine Finger" avec Fumiyo Ikeda et Benjamin Verdonck, il fait jouer à ce dernier un enfant soldat au visage peint en noir. C'était en 2007. Aujourd'hui, l’acte serait tabou. Dans les débats moralisateurs sur les privilèges et les relations de pouvoir, il deviendrait même l’arme symbolique de la lutte pour la décolonisation et le combat toutefois légitime pour l'égalité d'accès et contre les clichés dévalorisants. Mais le théâtre n'est-il pas avant tout le lieu où même ces nobles luttes peuvent être interrogées et examinées symboliquement ? Ne devrions-nous pas défendre le théâtre comme un lieu sacré où tout peut être désacralisé ?

Alain Platel tire en grande partie son inspiration de son passé d'orthopédagogue. Il a contribué à donner une réelle présence à l’enfant dans ses œuvres, bien que souvent en marge, et à ce que la dystonie (tension musculaire se manifestant par des spasmes, des tics, des convulsions, etc.) fasse toujours partie de son arsenal de mouvements. Mais de préférence exécutée de manière synchrone par des danseurs virtuoses. Cela adresse la question de Staf Vos relative à la scène des culottes dans “C(H)ŒURS”, récemment repris avec l'Opera Ballet Vlaanderen. Pendant des minutes, les danseurs essaient d'enfiler des sous-vêtements, gênés par leurs corps tremblants et spasmodiques. Dans l'édition CRIP de Rekto:Verso, Staf Vos fait référence à cette scène. Pourquoi lui et son corps spastique incontrôlable n'étaient-ils pas là à trembler à la place de ces merveilleux danseurs ?

Dans “Allemaal Indiaan”, le jeune acteur Arend Pinoy incarne le fils gravement handicapé de Tosca, interpréteé Vanessa Van Durme, l'une des premières personnes transgenres flamandes qui a également inspiré "Gardenia". Le modèle pour Arend était le non moins libre Leonardo diCaprio dans le film "What's Eating Gilbert Grape". Aujourd'hui, c'est devenu impossible dans le monde anglo-saxon. Vanessa, qui jusqu'alors avait surtout joué le rôle de prostituée ou de travesti, s’est merveilleusement illustrée dans ce rôle de Tosca, mère suprême de quatre enfants. Aucune mère de quatre enfants ne trouverait à redire - mais c’est un autre sujet.

Dans "Coup fatal", Platel, artiste blanc, met en scène un danseur noir du Congo qui se déplace sur scène en exécutant des gestes de singe. Il s'agissait d'une chanson traditionnelle pour enfants mettant en scène un singe. Au Congo, où un metteur en scène est considéré comme une figure de pouvoir, la question de savoir si Platel avait imposé cette scène aux danseurs s’est posée. En Europe, les chorégraphes noirs se sont indignés de ces gestes stéréotypés, qu'ils soient imposés ou non.
Toutefois, Alain Platel protège l'autonomie de l'interprète en lui demandant systématiquement : « Es-tu sûr·e de vouloir jouer cette scène, de cette manière ? » Ce jeu avec les clichés est négocié, mais il en crée l'espace. Peut-on rire de soi ? Peut-on embrasser les clichés que les autres racontent sur vous, et les leur renvoyer en pleine figure ? Que sont des mots comme « queer » ou « crip » sinon un boomerang récurrent de la part de ceux contre qui ils sont utilisés ?
Un danseur noir est-il alors autorisé à s’approprier l'image du singe ? Ou le metteur en scène blanc devrait-il lui interdire de le faire, histoire d’évacuer toute responsabilité ? Et qu'est-ce qui est alors moralement supérieur : utiliser son pouvoir pour se protéger ou l'utiliser pour donner aux autres l'espace nécessaire pour retrouver leur autonomie, au détriment de sa propre position bien-pensante si nécessaire ?

Pour moi personnellement, le choix le plus controversé fut de filmer une femme mourante. Alain a accompagné son ami de cœur et médecin Marc Cosyns lors d'une euthanasie. Aller si loin pour donner vie à une idée artistique est incroyable selon moi. Pour affronter la mort, jusqu'aux rives du Styx. Que l'on puisse montrer des images d'une personne mourante était impensable, et même littéralement inimaginable pour de nombreux spectateurs.
À Berlin, après la première, ils ont même pensé que j'avais interprété ce rôle - j'étais venu les saluer en tant que dramaturge et j'avais aussi les mêmes boucles blondes que L., mourante dans les images du film de l'époque. Dans les pays où l'euthanasie est interdite par la loi, comme la France, le film ne pouvait être qu'une mise en scène.
De plus, montrer la mort est perçu comme étant à la limite du présentable. Comme quelque chose de voyeuriste, presque pornographique, une transgression de l'intégrité physique et intime de la personne. Mais L. avait accepté. L. connaissait le travail d’Alain. Elle admirait "Coup Fatal" qu'elle avait vu plusieurs fois. Et elle s’était parée de sa plus belle tenue : portant son plus beau soutien-gorge et un trait de khôl sous les yeux.
L. s'est comportée comme l'exécutrice de sa propre mort qu'elle était à l'époque. Le "Requiem pour L." est devenu un hommage mondial à ce courageux interprète.

Le courage est ce qui définit bien Alain Platel. Un artiste audacieux et un être humain courageux. Parce qu’il vous en faut pour signer le BDS, Boycott Divestment & Sanctions, soit le boycott contre l'état d'Israël. Après ses premières visites dans les territoires occupés, Alain Platel s'est toujours montré un partisan inébranlable de cette opposition non violente à la colonisation de la Palestine. Nous en avons payé le prix.
Dans certains endroits, dont l'Allemagne, son travail n'est plus diffusé, car le BDS est assimilé à l'antisémitisme. La Ruhrtriennale, chantre dans le passé de la liberté artistique, ne programme plus d'artistes adhérant au BDS, mais s'exprime toujours lorsqu'il est question de décolonisation. Sur ce point, la position du metteur en scène n’a pas varié : aucune lutte décoloniale ne sera jamais crédible si elle n'inclut pas la Palestine comme dernière colonie.
D'ailleurs, cela ne l'a jamais empêché de travailler avec des danseurs israéliens. C'est un de ces danseurs qui, un jour, a voulu mettre le feu au drapeau israélien.

La polarisation s'est considérablement accrue en ces temps d'identité, aiguisée par les pandémies et l'isolement forcé. Avec notre travail, nous espérons créer des espaces temporaires où nous pouvons combler la différence en retour. Parce que, selon les mots d'Alain, nous sommes tous pervers, fragiles et pécheurs ! Nous avons besoin de plus d'espaces de prises de risques que d'espaces de sécurité.
Donc : continue à créer, Alain, jusqu’au dernier souffle de vie, avec l’audace et l'amour avec lesquels tu t’adresses au monde. Fais vaciller le bien et le mal. Et montre-nous la poésie et les possibilités de transformation, pour toutes et tous, quelle que soit notre couleur de peau, quelle que soit le lieu où nous sommes nés. Continue à créer.



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