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Badke(remix) à travers les yeux d'Alain Platel

Alain Platel a assisté à une répétition de Badke(remix) le 18 mars dernier au Studio laGeste, sept jours seulement après que le groupe de 15 interprètes ait enfin pu commencer à travailler au complet, à la suite de problèmes de visa. Il a été bouleversé. 


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INDIGNEZ-VOUS!
(Stéphane Hessel)

Il est quasiment impossible de saisir l’ampleur d’un conflit aussi gigantesque que celui en Israël et dans les Territoires occupés dans une seule représentation. Trop souvent, on tombe dans des déclarations pamphlétaires, des images polarisantes ou des discours moralisateurs.

Badke(remix)
de laGeste prend une toute autre voie. C’est une performance de danse qui ne crie pas, qui ne proclame pas de message politique, où l’on ne brandit pas de drapeaux (ni ne les brûle...), mais qui vous laisse pourtant avec les paumes moites et cette pensée insistante : je dois — et je peux — faire quelque chose !

Quand on va voir Badke(remix), on sait qu’on regarde un groupe de danseurs palestiniens. Sur scène : uniquement les interprètes, une petite fontaine d'eau, et un panier à linge rempli de serviettes. Cela — combiné à la musique, la lumière, et une danse à la fois exubérante et épuisante, où des moments collectifs à toute allure alternent avec des solos, des duos et des trios — suffit à faire ressentir toute la tragédie de la situation (comme on appelle là-bas le conflit).
Des corps pleins de vie qui, par la danse, crient au nom des millions d’opprimés, des innombrables blessés et morts. Il est rare que la danse parvienne à évoquer chez le spectateur des sentiments d’espoir et d’impuissance, qui alternent à une vitesse vertigineuse et semblent s'opposer l'un à l'autre.

BADKE
est un spectacle créé en 2013. Après plus de dix ans de voyages réguliers dans les Territoires occupés pour explorer les possibilités de collaborations artistiques avec des artistes palestiniens, les ballets C de la B ont décidé de créer une pièce avec et par des danseurs palestiniens. C’est ainsi qu’Hildegard De Vuyst, Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero ont lancé ce projet unique (avec le KVS et la Fondation Qattan).
Le point de départ était la dabke, la danse traditionnelle palestinienne. Une danse de groupe entraînante, invitante, irrésistible, qui incarne la vitalité et la solidarité. Dans le contexte actuel, cette danse peut aussi être lue comme un acte de rébellion. WE ARE ALIVE !!!

© Kurt Van der Elst - Badke(remix)
© Kurt Van der Elst

Cette saison, laGeste a programmé une re-création de BADKE, entièrement portée par un groupe d’artistes palestiniens, sous la direction de Ata Khatab et Amir Sabra. Khatab, frappé par une interdiction de voyager imposée par le gouvernement israélien, n'a donc pu coréaliser que via Zoom. C’est ainsi qu’est né Badke(remix).

Dans Badke(remix), le fil rouge est une version commerciale de la musique traditionnelle dabke, enrégistrée en direct, populaire lors de mariages et dans les minibus. Pendant un peu plus d’une heure, on assiste à une performance brûlante de passion, où un groupe d’hommes et de femmes dansent comme s’ils allaient y laisser leur âme. Comme s’ils étaient prêts à s’évaporer juste après.

La performance me ramène personnellement à ma toute première visite dans les Territoires occupés, en 2001. La situation y était extrêmement tendue à l’époque. Je me demandais comment il était possible que là-bas, dans de telles circonstances, on puisse encore « faire de la danse ».
La réponse que j’ai reçue alors a été : « L’art est la seule chose qui nous donne encore de l’espoir. »
Pendant ce premier séjour, deux attentats meurtriers ont eu lieu à Jérusalem. Cela a entraîné un couvre-feu permanent dans les Territoires occupés, empêchant les gens d’assister aux répétitions — ou de rentrer chez eux ensuite. Mais l’urgence de continuer à créer était trop forte.
Alors on répétait dans des hôtels, pour que les danseurs n’aient pas à risquer leur vie chaque soir en rentrant.

Dans Badke(remix), le rythme de la musique glisse dans les battements de votre propre cœur, les silences soudains sont assourdissants, et quand la lumière s’éteint, je revis ce moment, après les attentats à Jérusalem, où toute la Cisjordanie a été bouclée. Nous avons été évacués de Ramallah par l’ambassadeur belge, car il devenait évident que l’armée israélienne allait y entrer pour mener des représailles. Nous avons dû quitter précipitamment nos amis nouvellement rencontrés à Ramallah.

Lorsque les danseurs lèvent lentement les bras vers le ciel, les larmes me montent aux yeux. Je revis alors ce moment de 2001, lorsque j’ai été arrêté pour la première fois au checkpoint de Qalandia, face à deux tanks et quelques jeunes soldats israéliens — des garçons encore boutonneux, et des filles au maquillage prononcé, avec de longues boucles brillantes.
Sous un soleil écrasant, abrités eux-mêmes par un parasol coloré, ils retenaient une file de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, décidants entre eux qui aurait le droit de passer et quand.

Même si Badke(remix) n’évoque jamais explicitement la situation, elle est pourtant omniprésente et palpable tout au long du spectacle. Il n’est pas nécessaire d’avoir été sur place pour en percevoir la portée. Les images qui nous submergent à travers les médias — sociaux ou traditionnels — suffisent à nourrir notre imagination. De manière implicite, le spectacle invite le spectateur à ne pas rester indifférent, à faire quelque chose ensuite. Que l’art puisse avoir une telle puissance est porteur d’espoir.

Car moi, j’ai honte. Honte que la communauté artistique flamande, si fière de son formidable engagement social, n’ait pas le courage de prendre une position claire et collective — par exemple, en soutenant sans compromis un boycott. Je crois, comme beaucoup d’autres, qu’un boycott massif et partagé peut avoir un véritable impact. Et cela fait plus de vingt ans que j’essaie d’en convaincre des collègues. Si l’exemple de l’Afrique du Sud semble désormais inadéquat, regardons le récent effet Tesla après le passage répugnant de Musk au pays de Trump.

Sur le site du mouvement de boycott BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) — www.bdsmovement.net — on trouve une liste de produits et d’entreprises que nous côtoyons au quotidien (comme Carrefour, Starbucks, McDonald’s, pour ne citer qu’eux), et qu’il est facile d’éviter ou de remplacer. Mais il est également possible, en tant que communauté — la communauté artistique — de soutenir clairement, collectivement et à voix haute le mouvement de boycott de manière radicale. Le BDS n’est pas une organisation dont on devient membre. C’est un large mouvement citoyen, mondial, non-violent, composé principalement d’artistes et d’universitaires. Il propose non seulement de boycotter les produits israéliens, mais aussi d’éviter Israël comme destination (de voyage, de résidence ou de collaboration), et de ne pas travailler avec des individus ou des structures soutenus par le régime israélien.

En tant que citoyennes et citoyens, nous avons le devoir de continuer à faire pression sur nos responsables politiques. Ils doivent faire entendre leur voix, clairement et fermement, sur la scène internationale. Que notre Premier ministre, Bart De Wever, ait pu déclarer sans sourciller qu’il ne tiendrait pas compte du mandat de la Cour internationale de justice visant à arrêter Netanyahou pour crimes de guerre s’il venait en Belgique, m’a profondément écœuré. Je considère cela, personnellement, comme criminel. Le fait qu’il ait été à peine contredit au début était très inquiétant.

Mais entre-temps, il est devenu impossible pour la communauté internationale de détourner les yeux : nous assistons, en direct et sans filtre, à la trajectoire criminelle et génocidaire du régime israélien. Depuis le 7 octobre, ce régime communique ouvertement sur son objectif réel : expulser ou éliminer tous les Palestiniens, annexer entièrement la Cisjordanie, Gaza, et peut-être même une partie du Liban et de la Syrie. Jour après jour, ce plan semble se concrétiser. Cela fait un quart de siècle que, comme beaucoup d’autres, je tire la sonnette d’alarme.
Même si l’on peut se sentir impuissant en tant qu’individu, abandonner les millions de victimes serait un acte de lâcheté. Badke(remix) peut, peut-être, d’une manière inattendue, nous offrir l’élan nécessaire pour passer à l’action.

Alain Platel - mai 2025


La première de Badke(remix) a lieu le 11 juin 2025 au KVS (Bruxelles).
vou trouvez plus d'informations ici sur la tournée.

publié le: 15.05.25