Badke(remix), une prise de tête géopolitique
Lorsque nous avons décidé, quelque part en décembre 2023, de recréer Badke avec des Palestiniens aux commandes, nous n’aurions jamais pu imaginer que cette guerre durerait encore aujourd’hui. C’était alors tout simplement inconcevable. La décision a été prise dans un café à Gand, autour de la table : Koen Augustijnen, Amir Sabra et moi-même. Amir était venu d’Irlande pour donner un atelier de dabke, à l’invitation de laGeste. Après l’atelier, nous avons regardé ensemble, la gorge serrée, un enregistrement de Badke, le spectacle qui nous avait réunis dix ans auparavant : Amir en tant que danseur, Koen et moi en tant que cocréateurs (Rosalba Torres, aussi cocréatrice, était absente ce jour-là à Gand).
Face à l’opération punitive incessante menée par Israël à Gaza, le spectacle prenait une résonance nouvelle, une urgence criante. Pouvait-on le recréer ? Avec qui ? Comment ? Dès le départ, il était clair que ni Koen, ni Rosalba, ni moi ne pouvions jouer un rôle significatif dans cette nouvelle version. Si un remake devait voir le jour dans de telles circonstances, elle devrait être confiée aux Palestiniens. LaGeste en assurerait la production.
Amir est originaire d’Askar, un camp de réfugiés près de Naplouse, la deuxième plus grande ville de Cisjordanie. Lui et ses amis, Aboud, Hamza et d’autres, ont appris le dabke lors des mariages. Un certain Abu Musleh leur a donné envie d’y intégrer des mouvements de hip-hop. En 2015, alors que nous cherchions des remplaçants pour le cast original de Badke (dont faisait partie Abu Musleh), ce groupe de jeunes d’une vingtaine d’années s’est présenté avec enthousiasme. Amir a dansé sa première représentation de Badke à New York, en 2016, et a vomi en coulisses, submergé par le trac et l’émotion. Par la suite, avec ses camarades du camp, il fondera Stereo48 avant de partir en Irlande pour étudier la danse.
Juillet 2024. Je pars le cœur lourd. J’ai peur de ce que je vais découvrir en Cisjordanie. Pourrai-je atteindre Ramallah ? Stereo48 y organise les auditions, en lien avec un camp d’été pour danseurs. Environ quarante jeunes se présentent au Ramallah Cultural Palace, la seule salle capable d’accueillir un groupe aussi nombreux. L’atmosphère est euphorique. Ils n’ont ni dansé ni fait la fête depuis des mois ; danseur(euse)s-x palestinien(e)s en général ne se sont pas rencontrés depuis des mois ; la violence des colons rend tout mouvement dangereux. Trois jours après mon retour, Ismaïl Haniyeh est assassiné à Téhéran. Brussels Airlines suspend ses vols sur Tel Aviv.
Ata Khatab a contribué à la création de Badke, mais a dû quitter la scène lors de la troisième représentation à cause d'une déchirure du ménisque. À lui seul, il incarne la tradition de la dabke : son père fut l’un des cofondateurs de la compagnie de danse El Funoun, à laquelle Ata est toujours lié en tant que professeur et chorégraphe. Durant la pandémie (2021-2022), Ata a été arrêté et emprisonné pendant quatorze mois dans une prison israélienne. Sans raison. Simplement pour éviter qu’une alternative au leadership palestinien actuel, problématique, ne puisse émerger. C’est le souhait explicite d’Amir de recréer ce spectacle avec Ata.
Ata et Amir se connaissaient, mais n’avaient encore jamais travaillé ensemble. Cela ne se ressentait pas du tout pendant le week-end d’audition tellement qu’ils étaient parfaitement synchronisés. C’était aussi l’équipe idéale pour Badke(remix) : le souvenir de la création allié à l’expérience de la tournée. Ils ont sélectionné 12 danseurs pour une première période de répétition. Les garçons viennent de Cisjordanie, les filles ont principalement un passeport israélien. En effet, 20 % des Israéliens sont des Palestiniens, descendants de familles qui ne furent pas expulsées en 1948. Badke(remix) établit un lien entre les groupes palestiniens que l’on tient délibérément à l’écart les uns des autres : Jérusalem, Israël, Cisjordanie. Personne de Gaza, ils ne peuvent pas parcourir les 80 km les séparant de l’audition à Ramallah.
Les trois premières semaines de répétitions devaient avoir lieu en Cisjordanie. Mais à l’automne 2024, il est clair que la situation s’y dégrade de manière alarmante. Nous passons donc au plan B : les répétitions se tiendront au Studio laGeste à Gand du 1er au 21 mars 2025. Cela implique de demander des permis de travail et des visas. Bienvenue dans le monde kafkaïen des administrations !
Amir attend une nouvelle carte de résident irlandaise. En attendant, il ne peut pas quitter le pays, car à son retour, on lui refuserait l’accès. Après des mois d’attente, la carte de résident arrive la veille de son départ prévu. Il doit encore récupérer son visa à Dublin, ce qui le fait arriver en Belgique avec trois jours de retard. Le visa d’Ata est refusé, sous prétexte qu’il ne serait pas un artiste de renom. Pourtant, nous n’avons jamais demandé de visa sur cette base, mais sur celle d’un permis de travail de courte durée. Après de nombreuses démarches avec le consulat de Jérusalem, Ata obtient finalement un visa belge valable pour la période précise de son travail. Il arrive à Gand une semaine après le début des répétitions.
Non prévu dans le budget au départ : l’hébergement à Gand, devenu inaccessible après le Covid. Nous nous adressons à notre public et à nos bénévoles : quelqu’un aurait-il une chambre disponible pour un danseur palestinien ? Des dizaines de familles d’accueil se manifestent, nous pouvons même nous permettre d’être sélectifs. Par la suite, nous lançons un appel similaire à Bruxelles pour les répétitions finales au KVS. Merci à toutes les familles d’accueil pour leur aide généreuse.
Le 19 mai, la dernière phase des répétitions doit commencer. L’aéroport de Tel Aviv est évité par les compagnies aériennes après qu’une roquette des Houthis ait frappé à proximité. Cela signifie un réaménagement massif des vols. Nous maîtrisons désormais la question des visas — nous sommes rassurés à ce sujet. Puis, coup de tonnerre inattendu : Ata ne peut pas voyager. Il a reçu une interdiction de voyager de la part du gouvernement israélien, conséquence de sa détention, à laquelle il ne s’attendait plus. Nous écrivons des lettres à COGAT* et au ministre des Affaires étrangères Maxime Prévot, nos partenaires KVS et VIERNULVIER font chacun leur part. Mais si même les condamnations les plus fermes des organisations de défense des droits humains et les résolutions de l’ONU ne font aucune impression sur cet Israël, que pourraient bien changer nos lettres ? Ata ne vient pas, malgré son visa Schengen, malgré son permis de travail, parce qu’Israël contrôle et surveille toutes les entrées et sorties de la Cisjordanie. Amir continue seul, soutenu par ses compagnons de Stereo48 et tous les danseurs. Et avec le soutien mental et digital de Ata.
Que nous arrivions à la première dans ce contexte relève presque du miracle. Mais nous ne nous faisons aucune illusion. Nous n’en avons pas terminé. Avec les Palestiniens, on n’en a jamais terminé.
Hildegard De Vuyst, directrice artistique de laGeste
*Coordination of Goverment Activities in the Territories